lundi 25 juin 2012

Théorie du Ghetto : le modèle de la ségrégation

Comment modéliser la ségrégation au niveau urbain ? Je vais essayer de répondre succinctement à cette question d'un point de vue scientifique et, même s'il est très tentant de balancer quelques messages politiques, je n'aborderai pas plus qu'il n'est nécessaire l'aspect social et sociologique de ce phénomène inévitable. Je me borne à préciser ici qu'il y a en réalité plusieurs ségrégations superposées et parfois confondues et que, comme toujours, les scientifiques sont obligés de simplifier la réalité pour l'étudier.

 La dynamique de la ségrégation

Prix du m² à Paris
Prenons l'exemple de Paris et de sa banlieue. A quel moment intervient la ségrégation ? Très tôt : les beaux quartiers historiques, attractifs d'un point de vue géographique, esthétique et économique, sont habités par des personnes aisées, en général d'origine française. Elles ne tiennent pas beaucoup à encourager la mixité (sociale, "raciale", etc.), à tel point qu'elles préfèrent payer des amendes plutôt que de construire des logements sociaux. Ce faisant, elles contribuent à faire grimper le prix du m² et les personnes à faibles revenus (parmi lesquelles on compte beaucoup d'immigrés) se retrouvent cantonnées dans des quartiers peu attractifs, moins bien desservis par les transports et plus éloignés des centres économiques et culturels. Les commerces et services s'implanteront préférentiellement dans des quartiers attractifs et dynamiques, renforçant ainsi les disparités géographiques et pérennisant le statut attractif ou non du quartier. Les populations à faible revenu sont donc maintenues en périphérie, à moins qu'elles ne rejoignent un groupe ethnique et/ou religieux déjà bien implanté dans la capitale (je pense par exemple aux quartiers "asiatiques" ou "juifs"). Ces communautés se développent rapidement et parfois de façon autonome grâce à l'assimilation facilitée, la solidarité active et le sentiment rassurant de se retrouver "entre eux" (cette dernière notion étant commune à tous les groupes). L'orientation sexuelle peut aussi jouer: en atteste le développement des quartiers gays.

Ces groupes (riches, pauvres, chinois, arabes, français, juifs, nains jaunes, montreurs d'ours etc.) développent une intolérance et une préférence vis à vis des nouveaux arrivants et de leurs espaces cibles en cas de déménagement. Très vite donc, un schéma de ségrégation quasi-irréversible émerge. De plus, des dynamiques analogues peuvent intervenir dans la spécialisation professionnelle des quartiers ; les commerçants et artisans se regroupent par domaine et créent des quartiers dédiés à une activité.

Le modèle de Schelling

Dans son  article de référence "Dynamic Models of Segregation"  publié en 1971, l’économiste américain Thomas Schelling propose un modèle simple pour expliquer la ségrégation "raciale" au niveau d'une ville. Il pose comme hypothèse que chacun possède une certaine tolérance en ce qui concerne le voisinage et souhaite un minimum de diversité mais pas trop non plus. L'espace géographique est représenté par une grille avec des cases qui symbolisent des emplacements habitables, vacants ou non (les cases blanches symbolisent les espaces vacants). Les habitants appartiennent à deux groupes ethniques: les bleus et les rouges (moins polémique que les blancs et les noirs). Selon la disponibilité des espaces, ils peuvent choisir de rester ou de déménager vers un espace dont le voisinage leur convient mieux. Schelling montre alors, en appliquant la théorie des jeux, que la répartition de la population peut évoluer rapidement vers deux situations stables :

- un mélange de populations (cas minoritaire et peu probable)
- une ségrégation quasi absolue.

Une illustration de cette évolution est donnée ci dessous, où les points bleus et rouges symbolisent deux populations se distinguant par un critère quelconque.
Images de simulation du phénomène de ségrégation à deux populations
On peut trouver sur internet quelques simulateurs en ligne, celui ci par exemple.

Cette théorie de l'évolution spontanée des groupes mixtes à partir de préférences faibles ne soutient absolument pas qu'il est normal de compartimenter les populations, elle tient juste compte d'un fait existant et tente de reproduire cette constatation en utilisant de nombreuses hypothèses et approximations.

Modéliser les phénomènes dynamiques urbains

Évidemment, la vraie vie est beaucoup plus compliquée et  il faut souvent considérer plusieurs phénomènes simultanés et interdépendants. Le modèle de Schelling a été critiqué, parfois très vivement, pour sa vision simpliste des phénomènes sociaux. Il faut garder à l'esprit qu'il s'agissait à l'époque d'un pas important, non pas vers leur compréhension, mais vers leur modélisation. De nos jours, le modèle a été perfectionné et on peut simuler l’évolution de la répartition d'une population en prenant en compte de nombreux paramètres et en superposant des cartes de données. Il est également possible de faire interagir plus de deux populations et les critères peuvent être couplés (le niveau de richesse peut être corrélé à l'appartenance à un groupe ethnique). Ces simulations, menées par exemple avec le logiciel REMUS (voir ci dessous), permettent de mieux concevoir l'aménagement et le développement urbain.

 

On peut également intégrer des flux ou visualiser des situations prenant en compte plus de deux types de population dont le comportement est régit par des règles plus complexes (et en plus ça fait de jolies images): 

Travaux de recherche en modélisation et sociologie, Michael D. Ball : Cliquez ici si vous voulez jouer avec son modèle et fixer les paramètres vous même.

Un exemple d'application : modélisation et simulation du système éducatif

Cet exemple est directement extrait de la page de l’Université de Mons en Belgique (N.Friant, S.Soetewey, M.Demeuse, J.Hourez, J.Wijsen).

Classiquement, le phénomène des ségrégations scolaires est abordé sous l’angle d’un déterminisme d’ordre sociologique (voir par exemple les travaux de Bourdieu et Passeron) [2] . Si cette approche présente un intérêt certain, l’approche de la complexité systémique ouvre d’autres perspectives, à explorer en parallèle. Elle consiste à voir notre système éducatif comme un système complexe, composé d’un grand nombre d’acteurs interagissant entre eux. Résultant de ces interactions, des propriétés, souvent inattendues, émergent du système. La ségrégation socio-économique observée entre écoles peut être ainsi perçue comme l’un de ces phénomènes émergents.  Cette manière d’envisager les choses permet à la fois de prendre en compte la liberté des individus et d’ouvrir la voie à une action au niveau des mécanismes menant à des ségrégations.
Nous nous attelons ainsi à modéliser notre système éducatif sous la forme d’un système multi-agents, en se basant sur les données collectées au niveau des élèves par le système éducatif lui-même.  Ces données sont tout d’abord analysées grâce à des outils de Data Mining afin de modéliser les choix des élèves en termes d’établissements. Cette modélisation prend la forme d’arbres de décisions permettant d’affecter un établissement à un élève en fonction de certaines conditions. 
Le principe du système multi-agents construit. Chaque agent, ici en mauve, est situé dans son quartier de résidence et rattaché à un établissement, ici un cercle noir ; la taille du cercle informe sur l’effectif de l’établissement à un moment donné ; la couleur interne du cercle informe sur l’indice socio-économique moyen des élèves de l’établissement (allant du vert, élevé, au rouge, faible). Chaque année, les changements d’établissement modifient l’ensemble du système.

Le modèle de Schelling exporté

Le modèle de ségrégation a été étendu à de nombreux domaines et on recourt  presque systématiquement à la simulation sur ordinateur pour visualiser les comportements possibles et l'évolution de systèmes interactifs complexes. On peut l'utiliser pour étudier n'importe quel phénomène où des éléments se restructurent et se regroupent en obéissant à des règles de préférence et à des seuils de tolérance connus. A titre d'exemple et en guise de conclusion, voici une jolie petite vidéo, piquée sur le site de Michael D. Ball qui montre l'évolution d'un écosystème biologique fictif. On peut imaginer une population de plantes : les zones lumineuses sont attractives et favorables à la croissance et les zones sombres le sont moins. Il apparaît des zones de ségrégation, soit densément peuplées, soit quasi désertiques.


Pour en apprendre plus sur l'effet "quartier", ce document de M.MARPSAT.
La page d'A.Ourednik
Le livre "Modéliser le social, Méthodes fondatrices et évolutions récentes" de F.VARENNE
La thèse de L.GAUVIN, "Modélisation de systèmes socio-économiques à l’aide des outils de physique statistique"
Le mémoire d' H.D.R de G.LAJOIE

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